Les origines de la population yakoute restent énigmatiques. Dans cette région reculée de Sibérie orientale, les Yakoutes pratiquent l’élevage des chevaux là où les ethnies voisines sont des chasseurs-cueilleurs et des éleveurs de rennes. Autre particularité, ils parlent une langue d’origine mongolo-turque alors que les Evenks, les Evens et les autres ethnies qui coexistent sur cet immense territoire parlent des langues toungouses et ouralo-sibériennes. Dans la République de Sakha (anciennement Yakoutie), grande comme cinq fois la France, les Yakoutes dénotent, suscitent beaucoup de questions. Mais d’où viennent-ils ?
Le peuplement de la Sibérie est l’un des moins bien connus du monde. Depuis 2001, Éric Crubezy et son équipe du laboratoire d’anthropobiologie de Toulouse étudient les Yakoutes, ethnie majoritaire de la région, en cherchant à comprendre leur mode de peuplement.
Dans cette région au riche patrimoine archéologique, plus de soixante tombes gelées ont été mises à jour depuis plus de six ans grâce à la Mission archéologique française de Sibérie orientale (
MAFSO). Les équipes franco-russes d’archéologues,
paléontologues et biologistes déterrent, décrivent et autopsient les dépouilles enterrées dans le sol gelé et momifiées depuis des siècles. Des dépouilles sont ensevelies juste au-dessus du
permafrost, dans cette couche de sol de 2 m d’épaisseur qui ne dégèle que pendant le court été polaire. Avec des températures hivernales pouvant descendre à - 50 °C, les fouilles ne sont possibles que de juin à septembre.
En collaboration avec les scientifiques russes, Éric Crubézy étudie les sépultures, décrit les vêtements et les objets qui entourent le défunt dans son ultime demeure. Puis il cherche à faire parler les corps. Au cours de l’autopsie, les chercheurs réalisent des prélèvements d’os et de dents. Des prélèvements qui, dans un deuxième temps, seront envoyés au laboratoire de l’Institut de médecine légale de Strasbourg dirigé par Bertrand Ludes, membre de l’équipe d’anthropobiologie, pour y subir une analyse génétique. Les études génétiques permettent aussi de préciser au sein des ensembles funéraires comportant deux ou plusieurs sujets leurs éventuels liens de parenté. Mais encore faut-il pouvoir dater ces corps momifiés. Grâce à la dendrochronologie qui est l’étude des cernes du bois (voir notre dossier,
Dendrochronobiologie, les arbres nous parlent), il est possible de définir la date de l'abattage des arbres, donc d'estimer la date de fabrication des cercueils, et ainsi de connaître la période à laquelle les corps ont été enterrés. Les plus vieilles momies yakoutes dateraient ainsi du XIVe siècle et les plus récentes du XVIIIe siècle.
Les études génétiques réalisées sur les momies ont ainsi permis de définir une lignée paternelle, et cela grâce à l’analyse des marqueurs chromosomiques Y. Éric Crubézy explique ainsi que "
les corps des défunts descendraient uniquement de deux hommes possédant un patrimoine génétique différent, les pères fondateurs de la communauté en quelque sorte."
La validité de ces résultats est actuellement testée à partir des analyses de l’ADN moderne. Pour cela, Morgane Gibert, membre du même laboratoire de Toulouse, dirige un projet ANR JCJC (agence nationale de la recherche/ Jeunes chercheurs jeunes chercheuses) "Sibérie", ayant pour objectif de tester les hypothèses de peuplement yakoute à partir des données des populations actuelles. Une première étape a consisté à prélever des échantillons à proximité des sites afin de tester l’hypothèse de continuité de peuplement : on vérifie que les vivants sont bien issus des morts qui se trouvent là, et non pas d'une immigration ultérieure. L’objectif suivant est de rassembler les données
ethnologiques, linguistiques et historiques permettant d’établir des hypothèses de peuplement qui pourront alors être testées à la lumière des données de la génétique.
Quelles sont les origines possibles ? Quels métissages se sont produits ? Quelles étaient les densités de populations au cours des phases de peuplement ? Quel a été l’impact de ces différents facteurs d’évolution sur la structure génétique de la ou des populations yakoutes ? Voici les questions auxquelles ce projet s’intéresse. Pour y répondre, plusieurs échantillonnages ont été réalisés en Yakoutie mais aussi en Bouriatie (rive sud du lac Baïkal), un des lieux possibles d’origine des Yakoutes selon les données archéologiques. En Yakoutie, les lieux de prélèvement ont été choisis à partir de cartes ethnologiques du XVIIe siècle. Ces derniers montrent plusieurs foyers de peuplement : s’agit-il de plusieurs foyers primaires (par exemple trois régions peuplées en même temps) ou de foyers secondaires (trois régions peuplées les unes après les autres ) ?
Grâce à une petite baguette munie d’une brosse à son extrémité, Morgane Gibert prélève des cellules buccales sur des villageois. Les échantillons sont rapportés en France et l’ADN extrait est analysé au laboratoire de Toulouse. Les analyses génétiques menées au laboratoire - en collaboration avec Catherine Thèves, post-doctorante - permettront de noter les différences entre les échantillons d'ADN ancien et d'ADN moderne, et peut-être d'établir ou non une continuité entre ces populations.
Les mouvements de populations ayant été nombreux depuis le XVIIe siècle, le choix des terrains et des échantillons représentatifs ont représenté une étape fondamentale de la recherche. Ce qui a été fait en collaboration avec l’ethnologue Marine Le Berre-Semenov pour la Yakoutie, la linguiste Z. Sazinova et le docteur Marc Perrucho pour la Bouriatie, et à partir des relevés de généalogies analysées notamment par André Sevin, ingénieur de recherches au laboratoire de Toulouse. "
Et nous avons finalement retenu les deux foyers de population les plus importants pour y analyser l'ADN ancien sur des restes osseux datant du XIVe au XVIIIe siècle et le comparer avec l'ADN moderne, poursuit Morgane Gibert.
Ce qui nous a permis de montrer que la population yakoute actuelle descendait en grande partie des populations du XIVe siècle de cette même région." Et que les caractéristiques génétiques des populations de ces villages possèdent des points communs avec celles des peuples vivant autour du lac Baïkal, soit à plus de 1 500 km au Sud. Ces populations, probablement de petits groupes au vu du faible nombre d’ancêtres communs, auraient donc migré vers le Nord en plusieurs phases successives. Les études génétiques révèlent également que ces Yakoutes ont eu des échanges non négligeables avec les populations autochtones, notamment Evenks et Evens. Par ailleurs, Yakoutes et Bouriates ont une proximité linguistique (les premiers parlent turc, les seconds une langue turco-mongol), argument supplémentaire en faveur d'un ancêtre commun.
Les recherches vont donc se poursuivre dans cette région proche du détroit de Béring où les mouvements de population sont importants pour comprendre le peuplement de l’Amérique. Peuplement qui reste largement antérieur à celui de l’installation des Yakoutes dans la région.
Dans le monde, quasiment toutes les régions sont passées au crible des analyses anthropogénétiques. Parmi les travaux en cours, ceux menés pour savoir quelles traces génétiques ont laissé les invasions arabes dans le sud de l'Europe ; ou encore les études visant à comprendre d'où sont venus les habitants de l'île de Pâques, cet îlot perdu au beau milieu de l'océan Pacifique, dont les côtes se trouvent à 4 000 km de Tahiti et à 3 700 kilomètres du Chili : ces insulaires sont-ils arrivés d'Amérique du Sud ou d'Indonésie ? Autre exemple, l'étude du peuplement de la vallée du Nil de la période prédynastique (IVe millénaire avant notre ère) à l’époque moderne, qui prend en compte les éléments de co-évolution de l'homme avec son milieu. "
L'objectif est toujours culturel, commente Stéphane Mazières.
Et pour nos travaux, par exemple, les Amérindiens ont été très heureux de comprendre d'où ils venaient, d'en savoir plus sur leur histoire."
En Europe également, des études sont en cours. Pour ne citer que la France, le laboratoire de l'université Paul Sabatier travaille sur les villages de la vallée de Cauterets, la vallée de Luchon et le val d'Aran. Des enquêtes généalogiques y sont menées, qui permettent de reconstituer les migrations.